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Sur "La vocation et le métier de philosophe" de Louis Pinto

(Ce texte est la version française d'un commentaire de Louis Pinto, La vocation et le métier de philosophe. Pour une sociologie de la philosophie dans la France contemporaine, Paris, Seuil, 2007, 307 publié en Espagnol ici)



Ce livre est original à plus d’un titre. D’une part, par la manière inédite dont l’auteur analyse son sujet, l’histoire récente et l’état actuel de la philosophie contemporaine en France, une reconstruction qui rivalise, par la quantité et la qualité des informations sur lesquelles il s’appuie, avec d’autres présentations de la philosophie française actuelle. D’autre part, par le choix des instruments d’analyse permettant de mener d’autres recherches, bien au-delà du champ philosophique français.
Pinto propose un exercice de sociologie de la philosophie fondé sur cinq règles d’analyse. La première est de comprendre comment une œuvre laisse transparaître des signes des conflits intellectuels auxquels elle prend part (par exemple, sa position dans le domaine). La seconde est de trouver un principe d’intelligibilité qui expose les nombreuses options intellectuelles d’un philosophe ou des philosophes d’une époque. La troisième règle est de se demander si les conflits extra-philosophiques se transforment en problèmes philosophiques et de quelle façon. Quatrièmement, Pinto admet l’idée selon laquelle les différents espaces sociaux contiennent des formes d’organisation homologues. En effet, selon leurs diagrammes corporels, les sujets s’orientent de la même façon dans l’espace social et dans l’espace intellectuel,  même si leurs choix se font à chaque fois suivant les règles dominantes sur chaque champ. Cinquièmement, il s’agit de voir quand, comment et jusqu’à quel point les prises de position des philosophes peuvent être considérées ou non comme exclusivement philosophiques ou encore si ces prises de position répondent, consciemment ou inconsciemment, aux dilemmes des individus sur des sujets qui dépassent les univers intellectuels.
Il conviendrait de se demander en quoi ce type d’analyse peut constituer une menace pour la philosophie et s’il ne mérite pas, en tant que programme d’étude de la production philosophique, une autre prédication que celle d’être un programme d’analyse sérieuse. Cela suppose qu’il faut admettre qu’il existe des formes d’analyse de discours qui ne méritent pas une telle appellation : ce sont des encensements d’auteurs, des combinaisons décontextualisées de références et de problèmes, des paraphrases plus ou moins réussies de textes, etc. En somme, des déclinaisons, plus ou moins réussies, de ce que José Ortega y Gasset appelle scolasticisme dans son importante œuvre posthume, La idea de principio en Leibniz y la evolución de la teoría deductiva (Obras completas, Tomo 8, Madrid, Alianza/Revista de Occidente, pp. 218-220) : réception d’idées et d’auteurs sans comprendre l’espace social et intellectuel dans lequel ils évoluaient, sans s’interroger sur la manière dont ils ont envisagé les problèmes ni sur les instruments avec lesquels ils ont tenté de les résoudre. Par conséquent, cela peut être la scolastique de n'importe qui : de Francisco Suarez ou de Bourdieu, de Thomas d’Aquin ou de Félix Guattari, d’Aristote ou de Wittgenstein. Si des analyses comme celles contenues dans ce livre suscitent la désapprobation, c’est en partie parce qu’elles montrent jusqu’à quel point l’histoire de la philosophie se construit à partir de paramètres analytiques complètement scolastiques. Pourtant, ce programme, avec toutes les nuances que cela suppose, est proposé par de nombreux philosophes (encore faut-il qu’il soit fait de manière cohérente). On pourrait démontrer, mais cela ne cadrerait pas avec l’objectif de cette note, que Spinoza et Heidegger, Merleau-Ponty et Ortega y Gasset, déjà cité, sans parler de la tradition marxiste, avaient énoncé des principes d’analyse de la philosophie similaires à ceux évoqués par Louis Pinto.
Du reste, les analyses sociologiques de la philosophie structurent, par différents biais, une riche production de sociologie de la philosophie contemporaine. D’une part, l’œuvre principale de Randall Collins propose un programme comparatif, à la fois ambitieux et suggestif, de la production philosophique mondiale qui a suscité un vif débat. D’autre part, les travaux de Martin Kusch sur les processus de démarcation de la connaissance philosophique et de structuration de ses oppositions ont beaucoup de points communs avec la perspective de Louis Pinto, qui a discuté avec un esprit ouvert les travaux de Kusch (J.L. MORENO et F. VAZQUEZ. « Los filósofos y el mundo social », dans Pierre Bourdieu et la philosophie, Barcelone, Montesinos, 2007). En revanche, comme presque tous les sociologues français, il choisit de passer sous silence les travaux de Collins (et les débats qu’ils ont suscités dans le monde anglo-saxon). Mais une telle attitude peut être lourde de conséquences puisque les travaux du sociologue nord-américain, discutables sur bien des points, contiennent justement beaucoup d’éléments qui peuvent servir à éclaircir les processus de division permanente entre le sacré et le profane, processus qui constituent le fondement de l’identité de la philosophie, comme le disait Louis Pinto (voir J.L. MORENO PESTAÑA. « Randall Collins y la dimensión ritual de la filosofía », dans Revista Española de Sociología, nº 8, 2007, pp. 115-137).
En fin de compte, que le propos de ce livre soit de s’opposer à une vision scolastique de la philosophie apparaît également clairement dans la défense de la philosophie dans les sciences sociales que prend Louis Pinto, philosophe de formation (sa compétence en tant que tel est manifeste dans plusieurs passages du livre). Premièrement, parce que, sans les effets discursifs de la philosophie, de multiples réalités de notre monde sont incompréhensibles (de l’État à la psychiatrie). Deuxièmement, quelle que soit l’activité de connaissance dont il s’agit, elle suppose toujours une théorie de l’action, une épistémologie et une ontologie : la philosophie contribue à les rendre explicites et, par la même occasion, à les réviser. Troisièmement, la philosophie aide à réfléchir sur ce qu’on fait exactement en énonçant certaines affirmations sur le monde, à partir d’une organisation déterminée des preuves. Pourtant, pour ce faire, et c’est le quatrième point, il faut renoncer à un usage purement décoratif de la philosophie et chercher dans celle-ci ce qui peut contribuer aux objectifs spécifiques des sciences sociales. Comme l’a expliqué Randall Collins de manière convaincante (The Sociology of Philosophies. A Global Theory of Intellectual Change, Cambridge, Massachussetts, and London, Harvard University Press, 2005, pp. 523-569)  dans une ligne qui renforce les arguments de Louis Pinto et qui se base sur une vaste révision de cas, les sciences sociales, ou les sciences en général, ne détruisent pas la philosophie (qui disparaîtrait, en tant que discours mythique, avec l’avènement des discours rationnels). Au contraire, elles amènent de nouveaux lieux à partir desquels il est possible d’exercer l’activité philosophique de réflexivité (susceptible de se développer à partir de n’importe quel domaine de la pratique humaine). En outre, les sciences en général, et les sciences sociales en particulier, reçoivent, de la part des problèmes philosophiques, une bonne partie de l’énergie dont elles ont besoin pour le travail scientifique de haut niveau (fait qui est parfaitement clair si l’on observe l’itinéraire de beaucoup de sociologues, depuis Otto Neurath jusqu’à Jean-Claude Passeron).
En plus de la qualité de son projet, ce livre démontre largement le rendement empirique de ce programme de recherche en offrant une description très complète et nuancée de ce que cela a signifié être philosophe en France aujourd’hui. La vocation du philosophe naît des demandes générales de sens que Louis Pinto met en relation avec les configurations familiales marquées par la religion et la politique, et ce, à partir d’une analyse statistique. Cette vocation première de la philosophie doit rejoindre les incitations et relégations que suscite dans l’enseignement secondaire cet exercice académique de la philosophie qu’est la dissertation. À partir d’une analyse très nuancée des clés du succès et de l’échec, l’auteur retient, entre autres, deux clés du parfait discours philosophique. Premièrement, la coexistence de significations, ce qui suppose que plus on est capable de générer des sentiments multiples entre les récepteurs, plus on est philosophe. La philosophie agit, selon les termes heureux de David Bloor « en superposant des jeux de langage », aussi bien au niveau de la production de son message qu’au niveau de la capacité de faire sentir cette superposition entre ses récepteurs. Ensuite, en philosophie, le plus important est la forme et non le fond, le lien avec la culture qui est mis en évidence par l’écriture plutôt que la capacité à défendre ce qu’elle a de spécifique. Ceux qui s’efforcent d’être concrets dans leurs argumentations ou qui produisent des discours sans pouvoir d’évocation risquent d’échouer en tant que philosophes, et ce, à cause d’un réductionnisme dépourvu d’éclat ou de saveur (celui de la philosophie à ses deux tentations les plus dangereuses : la connaissance scientifique ou le savoir commun). Moyennant ces deux aptitudes, un sujet peut attirer les encouragements de ses enseignants et accroître ses dispositions théorétiques. La première étape de la carrière de philosophe se trouve ainsi préservée.
L’étape suivante, l’insertion dans le monde de la philosophie, exigerait que l’on choisisse entre multiples possibilités. Une fois que l’on répond, à un certain niveau, à la condition minimale d’entrée (l’histoire de la philosophie), il est nécessaire d’en faire quelque chose qui la transcende.
La philosophie, telle que la décrit Pinto, est une discipline peu “scolaire ” (d’où l’irritation – universelle ! – des philosophes à l’égard de la pédagogie). Pour qu’un philosophe puisse se considérer comme tel, il lui faut bien plus que de la compétence à propos de ce qui peut être enseigné en classe. Pour chercher son public philosophe qua, un agent doit faire deux grands choix : s’adresser à ses propres pairs ou à des auditoires plus larges, et produire pour un public d’intellectuels qui transcendent l’Université ou pour de grands organismes éducatifs. Ceux qui organisent leurs productions en fonction des problèmes spécifiques du domaine philosophique choisiront la première possibilité. Ceux qui refusent à se limiter à une discipline précise opteront pour la deuxième. La troisième possibilité est celle du cultivateur de biens culturels rares (figure typique des historiens de la philosophie, on ne peut plus compétents dans leur domaine, mais qui sont toujours menacés par le fait d’être seulement des historiens), tandis que la quatrième est celle de tous ceux qui produisent pour un public de profanes, en se référant uniquement à la philosophie scolaire (un certain type de journalisme philosophique de vulgarisation, par exemple).
L’importance progressive qu’ont prise les médias dans la consécration des philosophes a conduit à une revalorisation des intermédiaires culturels des produits philosophiques (concernant, par conséquent, les possibilités numéro deux ou quatre). Comme la philosophie existe seulement quand on ne se limite pas à l’opinion commune ni aux sciences, qui sont toujours naïves (c’est pour cela que les apprentis philosophes ont été entraînés dans la dissertation), ceux qui s’adressent aux profanes ont aussi besoin de se réaffirmer en tant que philosophes. Les sciences de l’homme sont les ennemies choisies pour ce faire (par les adeptes du réductionnisme et les autres pécheurs adjacents…) et c’est dans cette optique qu’ils suivent la troisième possibilité, à savoir l’orthodoxie académique, dont les produits sont presque toujours exempts de péchés réductionnistes (c’est tout à leur honneur), et essaient soit de se répandre parmi les profanes (Merleau-Ponty s’en sert ainsi pour analyser les choix corporels, Platon pour l’équilibre interne…), soit de s’appliquer de manière créative dans les domaines hybrides (phénoménologie pour les sociologues, philosophie analytique pour les enseignants, biopolitique pour les médecins, par exemple). De multiples compensations (économiques, symboliques…) motivent cette sortie du cercle de pairs, qui isolent progressivement la troisième possibilité (celle représentée par les spécialistes qui se disputent à coup d’arguments). Pour des raisons liées au domaine intellectuel français et à la perspective particulière de ce domaine par Louis Pinto, cette position est fondamentalement attribuée à la philosophie analytique en général et au philosophe dont on parle le plus dans ce livre (Jacques Bouveresse). Il faudrait raisonner d’une autre manière ou reclasser les acteurs et les courants philosophiques, car, en fin de compte, la compétence  à propos de Wittgenstein ou de Carnap, pas plus que celle de Adorno ou de Habermas (ou de Brentano et de Heidegger), ne définit per se l’orientation envers ses propres pairs et, par conséquent, la discussion argumentée et rationnelle. À cet égard, l’histoire spécifique du domaine intellectuel français est très présente dans l’analyse de Pinto (il ne pouvait pas en être autrement, en ce qui concerne le reste…). Une lecture de cette analyse à partir d’autres perspectives appartenant au domaine philosophique (la perspective espagnole, par exemple, et la perspective particulière que j’ai de celle-ci), ne peut manquer de susciter une certaine perplexité : dans le domaine philosophique, le mécanisme d’autonomisation autoréférentielle de la philosophie analytique (qui produit, en plus de professionnels très respectables, des philosophes obsessionnellement vigilants, qui peuvent aller jusqu’à copier l’accent et la manière de s’habiller de leurs patrons anglo-américains) est un des plus grands symboles de l’égocentrisme scolastique et, dans certains cas, un chemin vers l’insertion technocratique de la philosophie. La lecture du travail de Martin Kusch (Psychologism. A Case Study in the Sociology of Philosophical Knowledge, London, Routledge, 1995, pp. 22-23) aide à comprendre que cette perspective n’est pas seulement la mienne. Kusch montre combien le mépris des sciences sociales est considérable dans la tradition analytique, face à une tradition continentale qui, d’Adorno à Foucault, a donné des raisons d’examiner la création philosophique d’un point de vue sociologique.
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Du reste, il faut s’interroger sur les raisons de la prépondérance actuelle de « l’hybridation des rôles » en philosophie, comme l’a judicieusement diagnostiqué Louis Pinto. Est-elle uniquement due aux effets médiatiques croissants dans la consécration illégitime des intellectuels ? Ou est-ce aussi parce qu’on est conscient du fait que la philosophie, sans dialogue permanent avec les sciences et les profanes, ne peut que s’articuler autour d’hermétiques cultivateurs d’un ensemble d’auteurs sacrés ? Des cercles qui, comme l’explique bien Pinto, finissent par produire une dispersion dans le domaine philosophique, de moins en moins capable de concentrer des énergies communes dans certains thèmes et de trouver des formes de communication entre les diverses koinès linguistiques de chacun des fiefs philosophiques. Au reste, selon le modèle de Louis Pinto, l’intermédiation entre les diverses disciplines n’est-elle pas la condition même des disciplines synthétiques (histoire, sociologie…) ? La génération de produits hybrides dépend donc aussi bien des raisons propres à la réflexivité philosophique (que les débats sur l’utilité de la philosophie de Jürgen Habermas, Richard Rorty, Manuel Sacristán et Michel Foucault ont mise en évidence dans différents espaces nationaux) que des facteurs signalés dans ce magnifique livre.

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